Des chiffres et des êtres : la fascination de l’indicateur.

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L'EDITO DE BERNARD LEMAIGNAN

Le souci de la performance, dont témoigne notamment le nombre grandissant d’« indicateurs » que les ESMS doivent renseigner, est entré de plain-pied dans la culture de l’intervention sociale. Enfin ! pourrait-on dire, tant il a fallu d’années pour se convaincre que l'intervention auprès d'autrui, quelque subjective qu'elle soit, est, elle aussi, susceptible d'être regardée, évaluée, améliorée pour gagner en pertinence et en efficacité. 
Et pourtant… Ecrivant cela, je viens, en quelques lignes, de mélanger allègrement « performance », « indicateurs » et « évaluation », comme s’il y avait entre eux une évidente continuité logique, une cohérence sémantique indiscutable du type : « la performance d’un  ESMS s’évalue par une somme d’indicateurs pertinents. ».
Peu nombreux sont ceux qui affirment cela de manière aussi simpliste, bien sûr. Mais… En sommes-nous si éloignés ?  

Au fond, ce mode de pensée consiste à croire que le calcul de l’utilité ou de la qualité d’un bien ou un service – c’est à dire l’indicateur chiffré – est l’unique source de détermination de sa valeur : il n’y a de « bien », de « bon », de « préférable » que ce à quoi l’on peut attribuer une meilleure note, un meilleur indice ou une cotation supérieure ; c’est le calcul qui fait la valeur.

A première vue, ce n’est pas faux : lorsque que l’on doit arbitrer entre plusieurs options, il faut des indicateurs fiables et une notation bien conçue sera réputée neutre et indiscutable. Il n'est pas illogique, par exemple, qu’une commission d’appel à projet s’appuie sur une cotation aussi rigoureuse que possible des offres qu’on lui soumet lorsqu’elle doit arrêter son choix. Le processus de décision rationnelle cherche toujours à s’appuyer sur des données consolidées. C’est plutôt rassurant.

C’est rassurant parce que, précisément, l’incertitude du décideur est le plus souvent suspecte : « Je ne sais pas trop… » « Peut-être faut-il y aller… » « On va plutôt essayer comme ça… » Quel dirigeant peut rester durablement hésitant, incertain ? Qui pourra tenir longtemps avec des décisions flottantes, intuitives, hasardeuses ? On ne peut pas indéfiniment arbitrer au doigt mouillé et tout élu, tout dirigeant, tout débatteur sollicite rapidement la statistique pour argumenter et convaincre. Les données quantitatives sont un instrument d'objectivation et à ce titre, fonctionnent comme un argument d’autorité difficile à réfuter.

De fait, les chiffres nous donnent une image du réel. A ce titre, ils nous sont d’ailleurs bien utiles. Ils nous donnent une image du réel, mais ils ne reflètent pas tout le réel…

Et pourtant, par glissement, les chiffres tendent à devenir la représentation quasi exclusive de la valeur d’une chose ou d’un service. Lorsqu’une administration, un dirigeant ou un élu arbitre entre le coût et l’utilité d’un équipement, d’un service ou d’un établissement – et c’est bien sa mission de le faire – lorsqu’il adosse l’allocation de moyens aux indicateurs de performance, il répond en fait à cette question implicite : « Mais vous, mais nous, citoyens, quelle valeur accordons-nous à ce bien, à ce service ? Combien sommes-nous prêts à payer pour ce service, pour cet acte ? ». Cet élu, ce dirigeant, ce fonctionnaire évalue le « consentement à payer », la valeur monétaire qu’il attribue à l’acte plus que la valeur de l’acte. Nous sommes ici aux fondements de la philosophie « utilitariste » dont une des caractéristiques est de chercher à limiter toute subjectivité, toute morale dans la détermination de la valeur.
Il est sans doute extrêmement difficile pour les décideurs que nous sommes de trouver d’autres sources pertinentes de mesure de cette valeur que ces fameuses batteries d’indicateurs. Mais veillons aux conflits intérieurs dévastateurs que cette quantification normative induit chez nombre d’acteurs du champ social lorsqu’elle devient trop invasive.

Bernard LEMAIGNAN
Directeur.

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Publié le 08 mars 2018
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Fiche actualisée le 08 mars 2018
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